PREMIÈRE PARTIE

Mrs. Van Rydock s’écarta du miroir et soupira :

— Enfin, murmura-t-elle, il faudra bien que ça aille comme ça. Qu’est-ce que tu en penses, Jane ?

Miss Marple promena sur la création de Lavanelli un regard critique avant de répondre :

— À mon avis, c’est une très belle robe.

— Oh ! la robe, il n’y a rien à lui reprocher, reprit Mrs. Van Rydock en soupirant de nouveau. Aidez-moi à l’enlever, Stéphanie.

La femme de chambre, une fille sans âge à cheveux gris, fit adroitement glisser la robe le long des bras levés de Mrs. Van Rydock.

Celle-ci resta devant la glace en combinaison de satin pêche. Elle était admirablement corsetée ; un nylon arachnéen gainait ses jambes encore fines. Vu d’une certaine distance, son visage, tonifié par de constants massages, apparaissait presque juvénile sous une couche de crème et de fards. Ses cheveux, coiffés à miracle, tiraient sur le bleu hortensia plutôt que sur le gris. Il était impossible, en regardant Mrs. Van Rydock, d’imaginer ce qu’elle pouvait être dans son état naturel. Tout ce que permettait l’argent était à son service, complété par les régimes, les massages et les exercices auxquels elle se livrait inlassablement.

— Crois-tu Jane, que beaucoup de gens devineraient que nous sommes du même âge, toi et moi ?

Ruth Van Rydock regardait son amie avec une certaine malice.

Miss Marple se montra sincère et rassurante.

— Je n’ai pas cette illusion ! Moi, vois-tu, je crois que je parais au moins aussi vieille que je le suis.

Avec des cheveux tout blancs, un visage très doux couvert de rides, des joues roses, des yeux candides couleur de pervenche, Miss Marple était une délicieuse vieille dame. Jamais personne n’aurait pensé à parler de Mrs. Van Rydock comme d’une délicieuse vieille dame.

— C’est vrai, ma pauvre Jane ! dit Mrs. Van Rydock, et elle ajouta avec un éclat de rire inattendu : Moi aussi, d’ailleurs, mais pas de la même façon. En parlant de moi, les gens disent : C’est épatant ce qu’elle garde sa ligne, cette vieille bique ! » Ils savent fort bien que je suis une vieille bique. Et, grand Dieu, je ne le sais que trop, moi aussi !

Elle se laissa tomber sur un fauteuil recouvert de satin.

— Merci, Stéphanie, je n’ai plus besoin de vous. La femme de chambre sortit, emportant sur son bras la robe délicatement pliée. Et Mrs. Van Rydock reprit :

— Ma brave Stéphanie ! Ça fait plus de trente ans qu’elle est avec moi. C’est le seul être au monde qui sache de quoi j’ai réellement l’air…

Puis changeant de ton :

— Écoute, Jane, dit-elle, j’ai à te parler.

Miss Marple se tourna vers son amie, sa figure avait pris une expression attentive. Dans cette luxueuse chambre de palace, elle était un peu déplacée avec sa robe noire sans forme et son énorme cabas.

— Je suis inquiète au sujet de Carrie-Louise.

— Carrie-Louise ?

Miss Marple avait répété ce nom d’un ton rêveur. Il la ramenait bien loin dans le passé.

Le pensionnat de Florence… Elle-même, jeune Anglaise, toute blanche et toute rose, née dans l’ombre d’une cathédrale, et les deux petites Martin, Américaines et follement amusantes avec leur façon de parler si drôle, leurs manières directes, leur vitalité. Ruth, grande, ardente, toujours « partie pour la gloire », Caroline-Louise, menue, distinguée, rêveuse…

— Quand l’as-tu vue pour la dernière fois, Jane ?

— Oh ! il y a bien longtemps. Vingt-cinq ans peut-être. Naturellement, nous nous écrivons toujours à Noël :

Quelle chose curieuse que l’amitié ! Cette Jane Marple, toute jeunette alors, et ces deux Américaines… Leurs routes avaient divergé presque tout de suite et, pourtant, la vieille affection avait survécu. Des lettres de temps en temps et des vœux à la Noël. Et c’était Ruth, qui habitait l’Amérique, que Jane retrouvait le plus souvent alors qu’elle ne voyait presque jamais Carrie-Louise qui s’était fixée en Angleterre.

— Pourquoi es-tu inquiète de ta sœur, Ruth ? demanda Miss Marple.

— De nous deux, quand nous étions jeunes, c’est Carrie-Louise qui avait le plus d’idéal, déclara Ruth Van Rydock au lieu de répondre à la question de son amie. C’était la mode, dans ce temps-là, de vivre pour un idéal. Toutes les jeunes filles avaient le leur. C’était « comme il faut ». Toi, Jane, tu voulais aller soigner les lépreux. Moi, je voulais me faire religieuse. On en revient, de toutes ces chimères. Mais, Carrie-Louise, vois-tu… (Son visage s’assombrit.) Je crois que c’est vraiment ça qui me tourmente au sujet de Carrie-Louise… Elle a épousé successivement trois phénomènes.

— Mais, ma chérie, commença Miss Marple.

— Je sais, je sais, dit Ruth Van Rydock avec impatience, Gulbrandsen, son premier mari, avait beau être un phénomène, il ne manquait pas de sens pratique. Quand il l’a épousée, il avait cinquante ans, ses fils étaient déjà grands et il a fait une énorme fortune.

Miss Marple hocha la tête, l’air pensif. Le nom de Gulbrandsen était connu dans le monde entier. Cet homme d’affaires prestigieux, et d’une honnêteté parfaite, avait échafaudé une fortune tellement colossale que, seule, la philanthropie lui avait fourni le moyen de la dépenser. La Fondation Gulbrandsen, les Bourses de Recherches Gulbrandsen, les Hospices Gulbrandsen, et l’œuvre la plus connue de toutes : l’immense collège créé pour les fils d’ouvriers, conservaient à ce nom toute sa signification.

— Je n’ai jamais été si contente pour ma sœur que le jour où elle a épousé Johnnie Restarick, après la mort de Gulbrandsen. Non que j’aie jamais pris au sérieux ses décors de théâtre, ou son soi-disant travail de mise en scène. C’est pour son argent qu’il l’a épousée… Oh ! peut-être pas uniquement bien sûr. Mais, en tout cas, il ne l’aurait pas prise si elle n’en avait pas eu. Ensuite, cette abominable femme, cette Yougoslave, lui a mis le grappin dessus. Elle l’a littéralement enlevé. Si Carrie-Louise avait eu une once de bon sens et l’avait simplement attendu, il serait revenu.

— Est-ce qu’elle en a beaucoup souffert ? demanda Miss Marple.

— C’est ça le plus drôle : figure-toi que je ne le crois pas. Elle a été absolument adorable dans toute cette affaire… Il est vrai que c’est dans sa nature. Elle est adorable. Elle ne pensait qu’à divorcer pour qu’il puisse épouser cette créature. Elle a offert de prendre chez elle les deux garçons qu’il avait de son premier mariage parce qu’ils auraient ainsi une vie plus régulière. De sorte que le pauvre Johnnie… il a bien fallu qu’il l’épouse sa bonne femme. Elle lui a fait une vie d’enfer pendant six mois et, après ça, dans un accès de fureur, elle l’a entraîné dans un précipice avec sa voiture. On raconte que c’est un accident, mais, moi, je suis persuadée que c’était exprès.

Mrs. Van Rydock se tut, prit un miroir, passa en revue les moindres détails de son visage et, saisissant une pince à épiler, arracha, d’un de ses sourcils, un poil plus long que les autres.

— Et ensuite Carrie-Louise n’a rien eu de plus pressé que d’épouser cet autre numéro, Lewis Serrocold. Encore un phénomène ! Encore un idéaliste !… Oh ! je ne dis pas qu’il n’aime pas Carrie-Louise. Je crois qu’il l’aime, mais il a cette même manie de vouloir rendre tout le monde heureux. Comme si on pouvait faire ça pour autrui !

— C’est bien difficile, en effet, dit Miss Marple.

— La jeunesse délinquante ! C’est sa marotte ! Il a mis leur propriété sens dessus dessous en vue de cette nouvelle idée. C’est maintenant une maison d’éducation pour les jeunes criminels. Rien n’y manque ; il y a des psychiatres, des psychanalystes, des psychologues et tout et tout. Lewis et Carrie-Louise sont là, entourés de ces garçons, qui ne sont pas tous normaux ; la maison est pleine de spécialistes de toutes sortes, médecins, professeurs, plus enthousiastes les uns que les autres. La moitié d’entre eux est radicalement folle et toute la clique est déboussolée. Et ma petite Carrie-Louise vit au milieu de tout ça.

Ruth se tut de nouveau et leva des yeux malheureux vers Miss Marple. Celle-ci semblait perplexe.

— Tu ne m’as pas encore expliqué, Ruth, ce que tu redoutes pour ta sœur.

— Je te l’ai dit, je n’en sais rien, et c’est là ce qui me tourmente le plus. Je viens d’aller à Stonygates, je n’y ai fait qu’une apparition mais, tout le temps, j’ai eu l’impression de quelque chose d’anormal… dans l’atmosphère… dans la maison. Et je sais que ce n’est pas une idée. Je suis très sensible à l’ambiance. Je l’ai toujours été… Jane, dit-elle d’un ton plus pressant, je voudrais que tu ailles là-bas tout de suite et que tu te rendes compte exactement de ce qui se passe.

— Moi ? s’écria Miss Marple. Pourquoi moi ?

— Parce que tu as un flair incomparable pour ce genre de chose et cela depuis toujours. Tu es aimable et tu as l’air inoffensif, ce qui n’empêche que, malgré ces apparences, tu ne t’étonnes de rien et tu es toujours prête à envisager le pire.

— Mais, ma chère Ruth, comment veux-tu que je débarque comme ça chez Carrie-Louise ? demanda Miss Marple d’un ton tranquille.

— J’ai tout combiné. Ne sois pas furieuse contre moi. J’ai déjà préparé le terrain. J’ai écrit à Carrie-Louise pour lui parler de toi. Comme je m’y attendais, elle t’invite. Sa lettre doit t’attendre chez toi.

Avant de prendre le train pour rentrer à St Mary Mead, Miss Marple tint à se faire donner quelques renseignements. Elle le fit avec précision et objectivité.

— Ce que je désire savoir, ma petite Ruth, ce sont des faits… et une idée approximative des gens que je vais trouver à Stonygates.

— D’accord. Tu sais l’histoire du mariage de Carrie-Louise avec Gulbrandsen. Ils n’ont pas eu d’enfants et elle en a été très affectée. Gulbrandsen était veuf et père de trois grands fils. Ils ont fini par adopter une petite fille. Ils l’ont appelée Pippa… un amour de gosse. Elle avait juste deux ans quand ils l’ont prise.

— D’où venait-elle ? Connaissaient-ils sa famille ?

— Ça, franchement, je n’en sais plus rien… Si même je l’ai jamais su. Se sont-ils adressés à une œuvre d’adoption ? Était-ce une enfant dont sa famille ne voulait pas et dont Gulbrandsen avait entendu parler ?… Quoi qu’il en soit, à peine cette petite était-elle chez eux que Carrie-Louise s’est aperçue qu’elle allait enfin avoir un bébé. D’après ce que m’ont dit certains médecins, il paraît que cette coïncidence est assez fréquente. Avant l’adoption, elle aurait été folle de joie, mais, aimant Pippa comme elle s’était mise à l’aimer, elle s’est sentie, pour ainsi dire, coupable envers elle. De plus, Mildred, quand elle est née, était une enfant affreuse. Elle ressemblait à Gulbrandsen, qui était costaud et bon, mais nettement vilain. Carrie-Louise avait tellement peur de faire une différence entre sa fille adoptive et l’autre qu’elle a, je crois, plutôt gâté Pippa, tout en se montrant sévère avec Mildred. J’ai même l’impression que, par moments, Mildred en éprouvait de la rancune. Mais, à vrai dire, je ne les voyais pas beaucoup. Les enfants ont grandi, Pippa est devenue ravissante et Mildred fort laide. Lorsque Éric Gulbrandsen est mort, Mildred avait quinze ans et Pippa dix-huit. Il laissait une somme égale à chacune de ses deux filles. Par la suite, Pippa a épousé un marquis italien et Mildred un certain chanoine Strete, un homme très bien, mais qui était sans cesse enrhumé du cerveau. Il avait dix ou quinze ans de plus qu’elle. Je crois qu’ils ont été très heureux.

« Il est mort l’année dernière et Mildred est revenue vivre à Stonygates avec sa mère. Mais je vais trop vite. J’ai sauté un ou deux mariages. J’y reviens. Pippa a donc épousé un Italien. Au bout d’un an, elle est morte en donnant le jour à une fille : Gina. Un vrai drame. Tout le monde en a été bouleversé. Carrie-Louise faisait constamment la navette entre l’Angleterre et l’Italie et c’est à Rome qu’elle a rencontré Johnnie Restarick et qu’elle l’a épousé. Le marquis s’est remarié, lui aussi, et s’est montré tout disposé à laisser sa petite fille en Angleterre pour que sa richissime aïeule l’élève. Ils se sont donc tous installés à Stonygates : Johnnie Restarick et Carrie-Louise, les deux fils de Johnnie, Alexis et Stephen, la petite Gina et Mildred qui, au bout de très peu de temps, a épousé son chanoine. Après, il y a eu toute cette histoire avec la Yougoslave, le divorce… Les deux garçons ont continué à venir à Stonygates pour leurs vacances. Ils aimaient beaucoup Carrie-Louise. Et je crois que c’est en 1918 que ma sœur a épousé Lewis.

Mrs. Van Rydock s’arrêta pour reprendre haleine, puis demanda :

— Tu n’as jamais rencontré Lewis ?

— Non. J’ai vu Carrie-Louise pour la dernière fois en 1928. Elle m’a très gentiment invitée à Covent Garden[1].

— Je vois. Eh bien, Lewis était, en tout point, le mari qui pouvait lui convenir. Expert-comptable particulièrement apprécié, il était riche, à peu près du même âge qu’elle. Avec ça une réputation parfaite… Seulement c’était un phénomène. Il était littéralement obsédé par le problème du sauvetage des jeunes criminels…

Ruth Van Rydock poussa un soupir en voyant Miss Marple regarder sa montre.

— C’est l’heure de ton train ?… Et je n’en suis pas seulement à la moitié ! Enfin, je pense que tu verras bien par toi-même.

— Je le pense aussi, dit Miss Marple.

 

***

 

Ouverte à tous les vents, la gare de Market-Kimble était vaste et vide. C’est à peine si on y voyait un ou deux voyageurs et quelques employés. Elle se glorifiait pourtant de ses six quais et de sa marquise, sous laquelle, lorsque Miss Marple y arriva, un petit train, composé d’un seul wagon, crachait avec importance des torrents de fumée.

Miss Marple regardait autour d’elle, un peu incertaine, lorsqu’un jeune homme l’aborda.

— Miss Marple ? demanda-t-il.

Sa voix avait une intonation dramatique inattendue. On aurait cru que le nom qu’il venait de prononcer était le premier mot de son rôle dans une comédie d’amateurs.

— Je suis venu vous chercher… de Stonygates. Miss Marple le gratifia d’un sourire reconnaissant.

Ce n’était qu’une vieille dame charmante et sans défense, mais ses yeux bleus, s’il les avait remarqués, auraient pu sembler à son interlocuteur étrangement pénétrants. L’extérieur du jeune homme s’accordait mal avec sa voix. Il était beaucoup moins frappant. On aurait presque pu le qualifier d’insignifiant. Un tic nerveux lui faisait sans cesse cligner les paupières.

— Je vous remercie, dit Miss Marple, je n’ai que cette valise.

Elle remarqua que le garçon se gardait bien de prendre lui-même la valise. Il fit claquer ses doigts pour appeler un porteur qui passait en poussant un chariot chargé de bagages.

— Prenez cette valise, je vous prie, dit-il. Et il ajouta :

— C’est pour Stonygates.

— Ça va ! cria le porteur avec bonne humeur. J’en ai pas pour longtemps !

Miss Marple eut l’impression que le jeune homme n’était pas très satisfait. C’était un peu comme si on n’avait pas attaché plus d’importance à Buckingham Palace qu’à un kiosque à musique.

— Oh ! ces cheminots ! s’écria-t-il. Ils deviennent de plus en plus impossibles !

En guidant Miss Marple vers la sortie, il se présenta :

— Je m’appelle Edgar Lawson. Mrs. Serrocold m’a prié de venir au-devant de vous. Je suis l’assistant de Mr. Serrocold.

Miss Marple perçut dans ces paroles une insinuation subtile : un homme occupé, important, avait laissé fort aimablement des affaires importantes, par galanterie pour la femme de son employeur. Il y avait dans sa façon de s’exprimer une nuance théâtrale qui sonnait un peu faux.

Miss Marple commença à se demander ce qu’était Edgar Lawson.

Ils sortirent de la gare et Lawson dirigea la vieille demoiselle vers une Ford V8, d’un modèle un peu suranné.

— Voulez-vous vous asseoir devant, à côté de moi, ou préférez-vous la banquette du fond ? demanda-t-il.

Mais, au même moment, une Rolls étincelante entra en ronronnant dans la cour de la gare et vint s’arrêter devant la Ford. Une très jolie jeune femme en descendit et s’approcha d’eux. Le fait qu’elle portait un pantalon de velours côtelé fort sale et une simple chemisette de toile au col déboutonné, mettait en relief, non seulement sa beauté, mais aussi son luxe.

— Ah ! vous voilà, Edgar. J’ai cru que je n’arriverais jamais à temps ! Je vois que vous avez trouvé Miss Marple. Je viens la chercher.

Le sourire éblouissant qu’elle adressa à Miss Marple découvrit des dents blanches comme des perles dans un visage méridional bronzé par le soleil.

— Je suis Gina, la petite-fille de Carrie-Louise, déclara-t-elle. Comment s’est passé votre voyage ? Abominable, je pense ? Vous avez un sac ravissant. J’adore les sacs en ficelle. Donnez-le-moi, avec vos manteaux. Je tiendrai tout. Vous monterez plus facilement.

Edgar avait rougi. Il protesta :

— Écoutez, Gina. Je suis venu au-devant de Miss Marple… Tout était combiné.

Gina tourna vers lui son beau sourire insouciant.

— Je sais bien, Edgar. Mais, tout d’un coup, je me suis dit que ce serait plus gentil si je venais aussi. Je vais prendre Miss Marple dans ma voiture. Attendez un moment, comme ça vous pourrez ramener ses bagages.

Elle ferma, en la claquant, la portière qui se trouvait du côté de Miss Marple, courut à l’autre, sauta derrière le volant et démarra.

En se retournant, Miss Marple remarqua l’expression du visage de Lawson.

— Ma chère enfant, dit-elle, je ne crois pas que vous ayez fait grand plaisir à Mr. Lawson.

Gina éclata de rire.

— Il est trop bête aussi, avec ses manières pompeuses. On dirait vraiment qu’il a de l’importance !

— N’en a-t-il aucune ? demanda Miss Marple.

— Edgar !

Il y avait dans le rire méprisant de Gina une note de cruauté inconsciente. Elle ajouta :

— En tout cas, il est cinglé !

— Cinglé ?

— Il n’y a que des cinglés à Stonygates. Je ne parle pas de Lewis, de grand-maman, de moi, des garçons… ni de Miss Bellever, bien sûr. Mais tous les autres !… Je me demande, par moments, si je ne deviens pas un peu cinglée, moi aussi, à force de vivre là.

Elles avaient quitté les abords de la gare et la voiture prenait de la vitesse sur le ruban lisse d’une route déserte. Gina jeta un petit coup d’œil de côté à sa compagne.

— Êtes-vous déjà venue à Stonygates ? demanda-t-elle.

— Non. Jamais. Vous devez vous douter que j’en ai beaucoup entendu parler.

— La maison est purement affreuse, déclara Gina en riant. Une monstruosité dans le genre gothique. Ce que Stephen appelle « la meilleure époque bains-douches-reine-Victoria ». Mais elle est tout de même cocasse. Seulement, là-dedans, tout est terriblement sérieux. On tombe sur des psychiatres à tous les pas. Lewis est dans le bain jusqu’au cou. Il doit aller la semaine prochaine à Aberdeen, pour une affaire qui passe en correctionnelle. Il s’agit d’un garçon qui a déjà eu cinq condamnations.

— Ce jeune homme qui est venu me chercher à la gare, Mr. Lawson, il aide Mr. Serrocold, d’après ce qu’il m’a dit. C’est son secrétaire ?

— Edgar ? Il n’est pas capable de faire un secrétaire. En réalité, c’est un malade. Il s’installait dans les hôtels et tapait les clients en se faisant passer pour un héros de la guerre, un pilote de chasse, et, après, on ne le revoyait plus. Pour moi, c’est un vaurien. Mais Lewis le soumet, comme les autres, à certaines méthodes. On leur donne à tous l’impression qu’ils font partie de la famille, on leur confie des tâches à accomplir pour développer leur sens de la responsabilité. Je pense qu’un de ces jours, l’un d’entre eux nous assassinera.

Gina acheva sa phrase dans un grand éclat de rire, auquel Miss Marple ne se joignit pas.

Comme Gina l’avait dit, Stonygates était un édifice gothique de l’époque victorienne. Une espèce de temple de la ploutocratie. La philanthropie y avait ajouté des ailes et des dépendances de toute sorte qui, sans jurer absolument avec l’ensemble, lui avaient ôté toute cohésion et toute signification.

— Est-ce assez hideux ? dit Gina avec une nuance d’attendrissement, en montrant cette maison où elle avait grandi. Grand-maman est sur la terrasse. Je vais vous arrêter ici, vous serez plus vite auprès d’elle.

Miss Marple longea la terrasse pour rejoindre sa vieille amie. De loin, cette femme petite et mince paraissait étonnamment jeune en dépit de la canne sur laquelle elle s’appuyait et de sa démarche lente et visiblement pénible. On aurait cru voir une jeune fille imitant, avec un peu d’exagération, la démarche d’une vieille personne.

— Jane ! s’écria Mrs. Serrocold.

— Ma chère Carrie-Louise !

En effet, c’était bien Carrie-Louise, étrangement pareille à ce qu’elle était autrefois. Étrangement jeune. Elle n’usait pourtant d’aucun des artifices dont se parait sa sœur. Ses cheveux gris, jadis d’un blond cendré, avaient à peine changé de couleur. Son teint conservait la blancheur rosée d’une rose un peu fanée. Ses yeux gardaient encore le regard innocent et vif de la jeunesse et sa tête, comme autrefois, s’inclinait un peu sur le côté, comme celle d’un oiseau attentif.

— Je m’en veux, dit Carrie-Louise de sa voix très douce, d’avoir laissé passer tant d’années sans te voir. Jane, ma chérie, il y a des siècles que nous ne nous sommes retrouvées !

Bras dessus, bras dessous, les deux vieilles dames se dirigèrent vers la maison. Une personne d’un certain âge les attendait sur le seuil d’une porte latérale. Elle avait un nez arrogant sous des cheveux coupés court et portait un tailleur de tweed solide et bien coupé.

— C’est de la folie, Cara, de rester dehors aussi tard, dit-elle d’un ton agressif. Vous ne serez donc jamais raisonnable ?

— Ne me grondez pas, Jolly, implora Carrie-Louise.

Elle présenta Miss Bellever à Miss Marple.

— Miss Bellever est tout pour moi : infirmière, dragon, chien de garde, secrétaire, intendante et très fidèle amie.

Juliette Bellever renifla, le bout de son nez devint tout rose, ce qui était chez elle un signe d’émotion.

— Je fais ce que je peux, dit-elle d’un ton bourru, mais, ici, c’est une maison de fous. Il n’y a pas moyen d’organiser quoi que ce soit de régulier.

— Bien sûr que non, ma petite Jolly. Je me demande pourquoi vous essayez encore. Où installez-vous Miss Marple ?

— Dans la chambre bleue. Voulez-vous que je l’y accompagne ?

— C’est ça, Jolly, s’il vous plaît. Ensuite vous la ramènerez pour le thé. C’est, je crois, dans la bibliothèque qu’on le sert aujourd’hui.

Lorsqu’elle redescendit, Miss Marple trouva Carrie-Louise devant une des fenêtres de la bibliothèque.

— Quelle demeure imposante ! dit Miss Marple. Je m’y sens tout à fait perdue. Avez-vous été obligés d’y apporter beaucoup de transformations pour l’installation de l’institution ?

— Oh ! oui, énormément. Il n’y a, en somme, que la partie centrale qui est restée ce qu’elle était : le grand hall, les pièces attenantes et celles qui sont au-dessus. Mais les deux ailes, est et ouest, ont été complètement refaites. On a élevé des cloisons pour installer des bureaux, les chambres des professeurs et tout le reste. Les garçons habitent dans le bâtiment de l’école. On le voit d’ici.

Miss Marple aperçut, à travers un rideau d’arbres, de grandes bâtisses en briques ; puis son regard s’arrêta sur un couple et elle sourit en disant :

— Comme Gina est jolie !

Le visage de Carrie-Louise s’éclaira.

— N’est-ce pas ? murmura-t-elle. Et c’est si bon de l’avoir de nouveau ici ! Je l’ai envoyée en Amérique, chez Ruth, au début de la guerre. Cette petite s’était figuré que ça l’intéresserait de travailler pour l’armée. Et puis, elle a rencontré ce jeune homme. Ils se sont mariés au bout d’une semaine.

Miss Marple contemplait les deux jeunes gens debout au bord de la pièce d’eau.

— Ils forment un couple exceptionnel, dit-elle. Rien d’étonnant qu’elle soit tombée amoureuse de lui.

Mrs. Serrocold eut soudain l’air embarrassé.

— C’est-à-dire… Ce n’est pas celui-là son mari… C’est Stephen, le plus jeune fils de Johnnie Restarick. Il dirige notre section dramatique. Car nous avons un théâtre, nous donnons des représentations… pour encourager toutes les dispositions artistiques. Stephen est tellement enthousiaste ! On n’imagine pas la vie qu’il a donnée à tout cela.

— Je vois, dit lentement Miss Marple.

Ses yeux étaient excellents et, même de loin, elle voyait fort bien le beau visage de Stephen Restarick. Il regardait Gina et parlait avec animation. Elle ne voyait pas la figure de Gina, mais il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de celle du jeune homme.

— Ça ne me regarde pas, chère amie, dit Miss Marple, mais je pense que tu te rends compte qu’il est amoureux d’elle.

Carrie-Louise parut troublée.

— Oh ! non… Oh ! non… J’espère bien que non.

— Carrie-Louise, tu as toujours été dans les nuages ! Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

Mrs. Serrocold n’eut pas le temps de répondre. Lewis entrait, venant du hall. Il tenait à la main des lettres ouvertes.

Le mari de Carrie-Louise était un petit homme qui n’avait rien d’imposant, mais dont la personnalité frappait tout de suite. Ruth avait déclaré un jour qu’il ressemblait davantage à une dynamo qu’à un être humain.

Ses préoccupations immédiates l’absorbaient d’habitude si complètement qu’il n’accordait pas la moindre attention ni aux objets ni aux personnes qui l’entouraient.

— Un coup dur, ma chérie. Ce garçon, Jack Flint, a encore fait des siennes. Tu sais que nous avions découvert chez lui la passion des trains. Nous avions pensé, Maverick et moi, que, si on lui procurait une place dans les chemins de fer, il s’y tiendrait et ferait du bon travail. Mais c’est toujours la même histoire. Il a recommencé à voler… de petits larcins, dans le bureau des expéditions. Il ne s’agit même pas d’articles qu’il pourrait garder pour lui ou vendre. Ça prouve bien que c’est psychologique.

— Lewis, voici ma vieille amie, Jane Marple.

— Oh ! enchanté… Comment allez-vous ? bredouilla Mr. Serrocold d’un air absent. On va certainement le poursuivre. Un gentil garçon, avec ça. Pas beaucoup de plomb dans la cervelle, mais un très gentil garçon. Il faut voir de quel taudis invraisemblable il sort. Je…

Il s’interrompit brusquement et la dynamo se trouva branchée sur l’invitée.

— Miss Marple ! Je suis si content que vous soyez ici pour un vrai séjour ! La présence d’une amie d’autrefois va transformer l’existence de Caroline. Avec vous, elle pourra rappeler mille souvenirs. La vie qu’elle mène ici est austère à bien des points de vue… Il y a tant de tristesse dans l’histoire de ces malheureux enfants. J’espère que vous allez nous rester très longtemps.

Miss Marple était sensible au charme de cet homme et se rendait compte de la séduction qu’il avait dû exercer sur son amie. Pour Lewis Serrocold, les causes passaient évidemment avant les individus. Certaines femmes s’en seraient irritées. Mais Carrie-Louise n’était pas de celles-là.

Lorsque Lewis eut trié ses autres lettres, il dit d’un ton distrait à sa femme :

— Le thé est prêt, ma chérie.

— Je croyais que nous le prenions ici, aujourd’hui.

— Non. Il est prêt dans le hall. Les autres nous attendent.

Carrie-Louise passa son bras sous celui de Miss Marple et ils se dirigèrent vers le grand hall. Une femme d’un certain âge, un peu boulotte, trônait derrière la table à thé.

— Jane, voici Mildred, ma fille Mildred. Tu n’as pas dû la voir depuis qu’elle était une toute petite fille.

De toutes les personnes que Miss Marple avait rencontrées jusqu’alors, Mildred Strete était celle qui s’harmonisait le mieux avec la maison. Elle avait l’air respectable et un peu ennuyeux qui sied à la veuve d’un chanoine. Une femme ordinaire, avec une grosse figure inexpressive et des yeux ternes. Miss Marple se souvint qu’elle avait été une petite fille affreuse.

— Et voici Wally Hudd, le mari de Gina. Wally était un jeune colosse, coiffé en brosse, avec un visage renfrogné. Il salua gauchement, tout en continuant à se bourrer de plum-cake.

Gina arriva bientôt avec Stephen Restarick et plusieurs autres personnes. Miss Marple était un peu ahurie et c’est avec plaisir qu’après le thé elle monta s’étendre un moment dans sa chambre.

Les convives étaient encore plus nombreux pour le dîner que pour le thé. Il y avait d’abord le jeune docteur Maverick, psychiatre ou psychologue (Miss Marple ne faisait pas très bien la différence), qui ne s’exprimait guère que dans le jargon de sa spécialité et dont la conversation était pratiquement inintelligible pour la vieille demoiselle. Ensuite, deux jeunes gens à lunettes, plus ou moins professeurs. Puis un Mr. Baumgarten, « thérapeute », attaché à l’institution, et enfin trois adolescents, horriblement intimidés, les trois pensionnaires dont c’était le tour, cette semaine-là, d’être les « invités de la maison ».

Après dîner, Lewis Serrocold disparut pour aller discuter certains points de service avec le docteur Maverick, dans le bureau de celui-ci. Le thérapeute et les moniteurs regagnèrent leur antre. Les trois « invités » retournèrent à l’institution. Gina et Stephen allèrent au théâtre, afin de voir si on pouvait tirer parti d’une idée qu’avait eue Gina pour un sketch. Mildred se mit à tricoter un objet indéfinissable et Miss Bellever à raccommoder des chaussettes. Wally, immobile dans un fauteuil qui ne reposait que sur ses pieds de derrière, fixait l’espace droit devant lui. Carrie-Louise et Miss Marple bavardaient en évoquant le passé et leur conversation semblait étrangement irréelle.

Seul, Edgar Lawson paraissait incapable de trouver un coin à sa convenance. Il s’asseyait, puis se relevait aussitôt. Il finit par dire assez haut :

— Je me demande s’il faut que j’aille retrouver Mr. Serrocold. Il pourrait avoir besoin de moi.

Carrie-Louise le rassura.

— Je ne le crois pas. Ce soir, il a quelques questions à examiner avec le docteur Maverick.

— Alors, je n’irai certainement pas. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de m’imposer là où on ne désire pas ma présence. J’ai déjà perdu assez de temps aujourd’hui en allant à la gare. J’ignorais que Mrs. Hudd avait l’intention d’y aller elle-même.

— Elle aurait dû vous prévenir, dit Carrie-Louise. Mais je crois qu’elle ne s’est décidée qu’à la dernière minute.

— Vous ne vous rendez pas compte, Mrs. Serrocold, qu’elle s’est dérangée pour que j’aie l’air d’un imbécile… oui, d’un imbécile !

— Mais non, dit Carrie-Louise en souriant. Il ne faut pas vous faire des idées pareilles. Gina est impulsive, elle prend toujours ses décisions au dernier moment. Elle n’a sûrement pas eu l’intention de vous faire de la peine.

— Bien sûr que si ! Elle l’a fait exprès… pour m’humilier…

— Voyons, Edgar…

— Vous ne savez pas la moitié de ce qui se passe, Mrs. Serrocold. Enfin, pour l’instant, je ne dirai rien de plus que « bonsoir » !

Edgar sortit en claquant la porte. Miss Bellever tordit le nez.

— Quelles jolies manières !

— Il est tellement sensible ! dit Carrie-Louise. Mildred Strete posa ses aiguilles et déclara d’un ton aigre :

— C’est un garçon parfaitement odieux. Vous avez tort, mère, de tolérer cette attitude de sa part.

Wally Hudd ouvrit la bouche pour la première fois de la soirée.

— Il est cinglé, ce type-là. Il n’y a pas à chercher autre chose. Il est complètement cinglé !

Le lendemain matin, Miss Marple s’arrangea pour échapper, sans en avoir l’air, à son hôtesse et se rendit au jardin. Elle savait, par expérience, que ceux qu’un souci tourmente trouvent du soulagement à se confier à des étrangers et vont même jusqu’à les chercher pour leur parler. C’est avec cette idée qu’elle alla se promener tout tranquillement entre deux pelouses, dans une allée bien en vue. Le résultat de son petit stratagème ne se fit pas attendre ; à peine cinq minutes s’étaient-elles écoulées qu’Edgar Lawson apparut, fort agité. Elle l’accueillit gaiement.

— Bonjour, Mr. Lawson. Figurez-vous que j’adore les jardins. Jardiner, c’est à peu près la seule activité qui reste permise à une vieille femme inutile comme moi, n’est-ce pas ? Et vous, aimez-vous cela ?… Mais j’imagine que vous n’y pensez même pas, responsable comme vous l’êtes pour tant de choses envers Mr. Serrocold. Vous avez tant de travail, et du travail réel et important ! Ce doit être très intéressant, d’ailleurs.

Il répondit avec animation, presque avec enthousiasme :

— Oh ! oui !… Oui… C’est très intéressant.

— Vous devez beaucoup aider Mr. Serrocold ? Le visage du jeune homme se rembrunit.

— Ça, je n’en sais rien. Je n’ai aucun moyen de m’en assurer. Il faudrait…

Miss Marple réfléchissait tout en l’observant. Elle avait devant elle un garçon pitoyable et malingre, vêtu d’une veste de sport correcte ; un de ces garçons qu’on ne remarque pas, ou qu’on oublie vite…

Ils étaient près d’un banc, Miss Marple alla s’y asseoir. Edgar resta planté devant elle, les sourcils froncés.

— Je suis persuadée que Mr. Serrocold s’en remet à vous pour bien des choses, dit Miss Marple avec bonne humeur.

— Je n’en sais rien, répéta Edgar. Franchement, je n’en sais rien. (Il plissa le front et s’assit auprès d’elle, l’air absent.) Je me trouve dans une situation très délicate.

— Vraiment ?

Edgar regardait fixement devant lui.

— Tout ce que je vous raconte est strictement confidentiel, dit-il soudain.

— Cela va de soi.

— Si je jouissais de mes droits…

— Eh bien ?

— Après tout, je peux bien vous le dire… Ça n’ira pas plus loin, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non.

Elle remarqua qu’il n’avait pas attendu sa réponse pour continuer.

— Mon père… En réalité, mon père est un homme très important.

Cette fois, elle n’avait plus besoin de rien dire. Il lui suffisait d’écouter.

— Seul Mr. Serrocold le sait. Vous comprenez, dans la situation qu’il occupe, ça pourrait être gênant pour mon père si l’histoire s’ébruitait.

Il se tourna vers elle avec un sourire, un sourire très triste et très digne.

— Voyez-vous… Je suis le fils de Winston Churchill.

— Oh !… Je comprends, dit Miss Marple. Edgar parlait toujours et ce qu’il disait rappelait, à s’y méprendre, une réplique de comédie.

— Il y avait des raisons sérieuses. Ma mère n’était pas libre. Son mari était dans un asile. Il ne pouvait être question ni de divorce, ni de mariage. À vrai dire, je ne les blâme pas… Du moins, je le crois… Mon père a toujours fait ce qu’il a pu ; discrètement, bien sûr. Et voici d’où sont venues les difficultés. Il a des ennemis… qui sont aussi contre moi. Ils ont réussi à nous séparer. Ils me surveillent. Où que j’aille, ils m’espionnent. Même ici, je ne suis pas en sûreté. Ils sont là, eux aussi, travaillant contre moi, s’arrangeant pour que les autres me détestent. Mr. Serrocold dit que ce n’est pas vrai… Mais il ne sait pas… À moins que… J’ai cru parfois…

Il se tut et se leva.

— Vous comprenez certainement que tout cela est confidentiel ? Mais, si vous vous apercevez que quelqu’un me suit… ou plutôt, m’espionne, vous pourriez peut-être me dire qui c’est.

Et il s’éloigna… Correct, tragique, insignifiant. Perplexe, Miss Marple le suivit du regard.

Quelqu’un, qui parlait auprès d’elle, l’arracha à ses réflexions.

— Cinglé ! Tout bonnement cinglé.

Les mains enfoncées dans ses poches, les sourcils froncés, Walter Hudd avait les yeux fixés sur le jeune homme qui s’éloignait.

— En tout cas, dit-il, nous sommes dans une drôle de boîte. Ils sont tous sonnés, tous autant qu’ils sont.

Miss Marple se taisait. Walter continua :

— Ce type-là… Edgar. Qu’est-ce que vous en pensez ? Il raconte que son père est lord Montgomery. Ça ne me paraît pas probable. Monty ! D’après ce que je sais de lui, ça m’étonnerait.

— Non, dit Miss Marple. Ça ne paraît pas très probable.

— Il a raconté à Gina une tout autre histoire… Une blague comme quoi il était le véritable héritier du trône de Russie, le fils d’un grand-duc quelconque. Mais, bon sang ! ce type-là ne sait donc pas qui était son père ?

— Je pense que non. Et c’est de là, sans doute, que vient tout le mal, dit simplement Miss Marple.

Walter se laissa tomber sur le banc à côté d’elle et répéta ce qu’il avait dit un instant auparavant :

— Ils sont tous sonnés.

— Vous ne vous trouvez pas bien à Stonygates ?

Il haussa les épaules.

— Moi ? Bien ? Je suis jeune, fort, je ne demande qu’à travailler, j’ai un peu d’argent, Gina aussi, d’après ce qu’elle m’a dit. Nous étions sur le point d’installer un poste d’essence, là-bas chez moi. Gina était d’accord. Nous vivions comme une paire de gosses heureux, fous l’un de l’autre, Gina a désiré venir en Angleterre pour voir sa grand-mère, ça paraissait naturel, c’était son pays, et moi-même j’avais envie de connaître l’Angleterre dont on me rebattait les oreilles. Alors, nous sommes venus juste pour un séjour, c’est du moins ce que je croyais. Mais ça a tourné tout autrement. Nous sommes pris maintenant dans cette affaire absurde. Pourquoi ne restons-nous pas ici ? Pourquoi ne nous y installons-nous pas ? On nous répète ça à longueur de journée. J’aurai ici des postes intéressants autant que j’en voudrai, je n’ai qu’à choisir ! Joli travail ! Je n’en veux pas !… Ça ne me plaît pas de donner des bonbons à ces galopins qui ne sont que des gangsters, et de les faire jouer à des jeux d’enfants. Ça n’a pas de sens ! Dans cette maison, j’ai l’impression d’être pris dans une toile d’araignée géante… Et Gina… Je ne comprends pas ce qui se passe en elle… Ce n’est plus la femme que j’ai épousée en Amérique. Je ne peux même plus lui dire un mot, sacré nom !

— Je conçois parfaitement votre point de vue, dit Miss Marple avec douceur.

Wally la regarda vivement et se leva en s’excusant.

— Je suis confus de vous avoir parlé comme je viens de le faire.

Pour la première fois, Miss Marple le vit sourire. Son sourire était charmant et transformait ce Walter Hudd, gauche et maussade, en un jeune homme à la fois touchant et beau.

— Il fallait que j’éclate. Seulement, c’est malheureux que je sois tombé sur vous.

— Mais pas du tout, mon pauvre garçon !

— Tenez, voici quelqu’un d’autre pour vous tenir compagnie, dit Walter. C’est une dame qui ne m’aime pas, aussi je m’en vais. À bientôt. Merci de m’avoir écouté.

Il s’éloigna à grands pas et Miss Marple vit Mildred qui traversait la pelouse pour venir la rejoindre.

— Je vois que cet horrible jeune homme vous a prise pour victime, dit Mrs. Trete d’une voix un peu essoufflée, en s’effondrant sur le banc. Quelle tragédie, le mariage de Gina ! Et tout cela vient de ce qu’on a jugé à propos de l’expédier en Amérique. À l’époque, j’ai assez dit à ma mère que c’était ridicule ! Mais elle n’a jamais pu raisonner lorsqu’il s’agissait de Gina. Cette enfant a toujours été abominablement gâtée à tous les points de vue. D’abord, il n’y avait aucune nécessité de lui faire quitter l’Italie…

Elle sembla chercher par où elle allait continuer. Miss Marple dit doucement :

— Gina est délicieuse.

— Pas comme tenue, en tout cas ! Ma mère est seule à ne pas remarquer la façon dont elle fait marcher Stephen Restarick. Je trouve cela ignoble. Je veux bien admettre qu’elle a fait un mariage déplorable, mais le mariage est le mariage et, du moment qu’on l’a accepté, on doit en supporter les exigences. Après tout, c’est elle qui l’a choisi, cet abominable garçon.

— Est-il tellement abominable ?

— Oh ! ma chère tante Jane ! À moi, il me fait absolument l’effet d’un gangster. Et si hargneux ! Si mal élevé ! C’est à peine s’il daigne ouvrir la bouche. Il est grossier, il a toujours l’air sale…

— Je crois surtout qu’il est malheureux, dit simplement Miss Marple.

— Je ne vois pas vraiment pourquoi… À part la tenue de Gina, bien sûr. Tout ce qu’on a pu imaginer pour lui être agréable, on l’a fait depuis qu’il est ici. Lewis lui a proposé je ne sais combien de moyens qui lui permettraient de se rendre utile, mais il aime mieux traîner en faisant la tête et ne pas travailler… D’ailleurs, la vie ici est intenable… intenable, il n’y a pas d’autre mot. Lewis ne pense qu’à ses jeunes délinquants, ces affreux gamins… Et mère ne pense qu’à Lewis. Tout ce que fait Lewis est parfait. Voyez l’état de ce jardin ; rien n’est taillé, des mauvaises herbes partout ! Et la maison !… Le service bâclé. Je sais bien que, de nos jours, il est difficile d’avoir du personnel, mais on peut y arriver quand même. Ce n’est pas comme si on manquait d’argent. Personne ne s’en soucie, voilà tout. Si c’était ma maison… Elle n’en dit pas davantage.

— Je crains, déclara Miss Marple, que nous ne soyons tous bien forcés d’admettre que les conditions ont changé. Ces grandes demeures posent des problèmes insolubles. Dans un sens, ce doit être triste pour vous de revenir à Stonygates et de tout y trouver changé… Vous préférez vraiment vivre ici plutôt que… enfin, plutôt que dans un endroit où vous seriez chez vous ?

Mildred Strete rougit.

— Mais je suis chez moi ici. C’est mon vrai foyer. C’était la maison de mon père. On ne peut rien changer à cela. J’ai le droit d’y être si ça me fait plaisir. Et ça me fait plaisir. Si seulement mère n’était pas tellement impossible ! Elle ne veut même pas s’acheter des vêtements convenables. C’est un gros souci pour Jolly.

— J’allais vous parler de Miss Bellever, justement.

— Sa présence nous donne une telle sécurité ! Elle adore mère. Il y a des années maintenant qu’elle est auprès d’elle… Elle est entrée à son service du temps de John Restarick et je sais qu’elle s’est montrée parfaite pendant toute cette lamentable histoire. Je ne sais pas ce que mère ferait sans elle.

Mrs. Trete en aurait certainement dit beaucoup plus long, mais Lewis Serrocold apparut et elle se contenta d’ajouter :

— Tiens, voici Lewis. Comme c’est singulier ! Il ne vient presque jamais dans le jardin.

Miss Marple, qui commençait à se blaser sur le succès de sa tactique, estima, au contraire, que ça n’avait rien de singulier du tout.

Mr. Serrocold s’avançait vers elle avec cet air de poursuivre un but unique qu’il avait en toutes circonstances. Miss Marple, seule, occupait sa pensée, et il ne voyait même pas Mildred.

— Je suis désolé, dit-il. Je voulais vous faire faire le tour de notre établissement et tout vous montrer. Caroline m’en avait prié, et, malheureusement, je suis obligé d’aller à Liverpool, à cause de l’affaire de ce garçon qui a volé des colis à la gare où il était employé. Je ne rentrerai qu’après-demain. Ce sera merveilleux si nous obtenons qu’on ne le poursuive pas.

Mildred se leva et s’éloigna en hochant la tête et en pinçant les lèvres. Serrocold ne s’aperçut même pas de son départ, il observait Miss Marple à travers d’épaisses lunettes.

— Voyez-vous, le juge se trompe presque toujours. Une condamnation à la prison ne répondrait en rien à la situation… Le redressement par l’apprentissage, voilà ce qu’il faut. Mais un apprentissage constructif comme celui qu’on trouve ici.

— Mr. Serrocold, dit résolument Miss Marple, êtes-vous vraiment tranquille sur le compte de ce jeune Lawson ? Est-il tout à fait normal ?

Une expression inquiète parut sur les traits de Serrocold.

— J’espère qu’il ne va pas faire une rechute. Que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit qu’il était le fils de Winston Churchill…

— Bien sûr, bien sûr… Les histoires habituelles. C’est-un enfant naturel, comme vous l’avez sans doute deviné. Pauvre gars ! Il sort d’un milieu tout à fait modeste. Son cas m’a été recommandé par une œuvre de Londres. Il avait attaqué dans la rue un homme qui, prétendait-il, l’espionnait. C’est typique… Le docteur Maverick vous le dira. J’ai repris son histoire depuis le début. Sa mère appartenait à une famille pauvre, mais respectable, de Plymouth. Quant au père, un marin, elle ne savait même pas son nom… L’enfant a grandi dans des conditions pénibles. Il a échafaudé un roman, d’abord sur son père, ensuite sur lui-même. Il y a quelque temps, il se promenait en uniforme et arborait des décorations auxquelles il n’avait aucun droit. Tout cela est absolument typique. Mais Maverick estime que la prognose est encourageante, si nous parvenons à lui donner confiance en lui-même. Je lui ai laissé certaines responsabilités dans la maison ; j’ai essayé de lui faire comprendre que ce qui compte pour un homme, ce n’est pas sa naissance, mais ce qu’il est. Il faisait des progrès appréciables. J’étais si content ! Et maintenant, vous me dites…

Il hocha la tête.

— Mais, Mr. Serrocold, est-ce qu’il ne risque pas de devenir dangereux ?

— Dangereux ? Je ne crois pas qu’on ait jamais constaté chez lui de tendances au suicide.

— Ce n’est pas au suicide que je pensais. Il m’a parlé d’ennemis, de persécutions. Excusez-moi, mais n’est-ce pas là un symptôme dangereux ?

— Je ne crois pas qu’il en soit arrivé à ce point, mais j’en parlerai à Maverick. Jusqu’ici, il nous avait donné de l’espoir… Beaucoup d’espoir…

Serrocold regarda sa montre.

— Il faut que je m’en aille, mais d’abord, je vais vous présenter le docteur Maverick qui vous fera visiter l’institution.

Ils traversèrent le jardin, passèrent par une porte à claire-voie et arrivèrent à la grille d’entrée de l’institution ; le bâtiment, en brique rouge, était massif et hideux.

Le docteur Maverick vint à leur rencontre. Serrocold laissa Miss Marple avec lui et la vieille demoiselle estima que ce médecin avait, lui-même, l’air positivement anormal.

— Miss… heu… oh ! pardon… Miss Marple, je suis persuadé que vous allez trouver ce que l’on fait ici prodigieusement intéressant… Notamment, la façon magistrale dont nous abordons le problème. Mr. Serrocold est un homme d’une intuition profonde… et qui voit très loin. Nous avons affaire à un problème médical, et c’est là ce que nous devons arriver à faire comprendre à ceux qui appliquent la loi.

Après un silence, il reprit :

— Je voudrais, en premier lieu, vous faire concevoir dans quel esprit nous abordons ce problème dès sa phase initiale. Regardez !

Miss Marple leva les yeux dans la direction qu’il lui indiquait et lut les mots que l’on avait gravés dans la pierre au-dessus du large cintre de l’entrée :

 

VOUS TOUS QUI ENTREZ ICI, REPRENEZ ESPOIR

 

— N’est-ce pas splendide ? N’est-ce pas exactement la note qui convient ? Il ne s’agit pas de les gronder, ces pauvres gosses, ni de les punir ! Le châtiment !… On ne pense qu’à cela, en général. Nous, au contraire, nous voulons leur donner le sentiment de leur valeur.

— À des garçons comme Edgar Lawson ? demanda Miss Marple.

— Un cas intéressant. Vous lui avez parlé ?

— Il m’a parlé, dit Miss Marple, et elle ajouta avec une nuance de confusion : je me suis demandé si… peut-être… il n’était pas… un peu fou ?

Le docteur Maverick éclata de rire.

— Mais, chère mademoiselle, nous sommes tous un peu fous, dit-il en s’effaçant pour la laisser entrer. C’est là le secret de l’existence ! Nous sommes tous un peu fous.

Cette journée fut, dans l’ensemble, épuisante pour Miss Marple. Elle en garda le sentiment que l’enthousiasme même peut être extrêmement fatigant. Elle éprouvait un vague mécontentement d’elle-même, de ses réactions. Elle n’arrivait pas à se faire une idée nette de ce qui se passait à Stonygates. Des images se superposaient dans son esprit. Elle était inquiète. Et c’est autour de la personnalité pitoyable et terne, tout à la fois, d’Edgar Lawson, que se concentrait son inquiétude. Mais, elle avait beau chercher, elle ne voyait rien qui pût constituer une menace pour son amie. Elle croyait voir se heurter, dans la vie qu’on menait à Stonygates, les misères et les aspirations de chacun, mais encore une fois, autant qu’elle pouvait en juger, rien de tout cela ne semblait dangereux pour Carrie-Louise.

Le lendemain matin, Mrs. Serrocold vint, en marchant péniblement, s’asseoir sur le banc du jardin à côté de son amie, et lui demanda à quoi elle pensait. Miss Marple répondit sans hésiter :

— À toi, Carrie-Louise.

— Et alors ?

— Réponds-moi sincèrement… Y a-t-il ici quelque chose qui te préoccupe ?

Mrs. Serrocold parut surprise. Elle leva vers son amie deux yeux bleus pleins de candeur.

— Moi ? Mais, Jane, qu’est-ce qui pourrait bien me préoccuper ?

— Je ne sais pas, ma chérie, mais tu dois avoir, comme tout le monde, tes petits soucis. Tu vois bien ce que je veux dire.

Carrie-Louise hésita un moment.

— Mais, non, Jane, pas très bien. En somme je n’ai pas de soucis et c’est surtout à Jolly que je le dois. Chère Jolly, elle prend soin de moi comme si j’étais un bébé et incapable de me tirer d’affaire. Pour moi, elle ferait n’importe quoi. Par moments, j’en ai honte. Jane, je crois véritablement que Jolly n’hésiterait pas à assassiner quelqu’un pour moi. C’est affreux de dire ça, n’est-ce pas ?

— Elle est certainement très dévouée, répondit Miss Marple.

Le rire argentin de Mrs. Serrocold retentit.

— Et les indignations qu’elle peut avoir ! À son idée, tous nos pauvres garçons ne sont que des criminels que nous dorlotons et qui ne valent pas la peine qu’on s’occupe d’eux. Elle est persuadée que cette propriété est humide et mauvaise pour mes rhumatismes, que je devrais aller en Égypte ou dans un autre climat sec et chaud.

— Tes rhumatismes te font beaucoup souffrir ?

— Ça s’est beaucoup aggravé depuis quelque temps. Je marche avec peine. J’ai d’horribles crampes dans les jambes… Bah ! que veux-tu ? Il faut bien avoir des misères avec l’âge, conclut Mrs. Serrocold en regardant de nouveau son amie avec son délicieux sourire.

Miss Bellever parut à l’une des portes-fenêtres et vint en courant jusqu’au banc où les deux vieilles dames étaient installées.

— Un télégramme, Cara. On vient de le téléphoner : « Arriverai cet après-midi. Christian Gulbrandsen. »

— Christian ! Je ne me doutais pas qu’il était en Angleterre.

— Vous voudrez sans doute lui donner l’appartement aux boiseries de chêne ?

— Oui. C’est ça, Jolly. Il n’aura pas d’escalier à monter et il aime bien les pièces qui donnent sur la terrasse.

Miss Bellever fit un signe d’acquiescement et retourna vers la maison.

— Christian est mon beau-fils, le fils aîné d'Éric. En réalité, il a deux ans de plus que moi. Il habite l’Amérique. C’est un des administrateurs de la Fondation, le principal, d’ailleurs. Comme c’est ennuyeux que Lewis soit absent ! Christian passe rarement plus d’une nuit ici. Il est très occupé.

 

***

 

Christian Gulbrandsen arriva dans le courant de la journée, un peu avant l’heure du thé. C’était un homme de haute taille, aux traits lourds, qui s’exprimait lentement et avec méthode. Il témoigna, en la retrouvant, la plus grande affection à Mrs. Serrocold.

— Comment va ma petite Carrie-Louise ? demanda-t-il en souriant. Vous n’avez pas pris un jour, chère amie. Pas un seul !

Quelqu’un le tirait par la manche.

— Christian ! Il se retourna.

— Ah ! c’est Mildred. Comment vas-tu ?

— Pas bien du tout, depuis quelque temps.

— C’est ennuyeux ça… C’est très ennuyeux !

Christian Gulbrandsen et sa demi-sœur se ressemblaient beaucoup. Il y avait près de trente ans de différence entre eux et on les aurait facilement pris pour le père et la fille. Mildred, elle-même, paraissait heureuse de cette arrivée. Elle bavardait, le teint animé. À plusieurs reprises ce jour-là il avait été question de « mon frère » de « mon frère Christian », de « mon frère Mr. Gulbrandsen ».

— Et comment va la petite Gina ? demanda Gulbrandsen en se tournant vers la jeune femme. Alors, vous êtes encore ici, ton mari et toi ?

— Oui. Nous sommes tout à fait installés. N’est-ce pas, Wally ?

— Ça en a l’air, déclara Walter.

Il avait, comme d’habitude, l’air boudeur et hostile. Un regard rapide de ses petits yeux avisés sembla suffire à Gulbrandsen pour apprécier le jeune homme.

— Et me voici de nouveau réuni avec toute la famille.

Il parlait gaiement, mais Miss Marple eut l’impression que sa bonne humeur était voulue et ne correspondait pas à ce qu’il éprouvait. Il serrait les lèvres et on le sentait préoccupé.

Lorsqu’on le présenta à Miss Marple, Gulbrandsen la considéra attentivement comme s’il voulait prendre la mesure de cette nouvelle venue, l’évaluer, en quelque sorte.

— Nous ne nous doutions pas que vous étiez en Angleterre, Christian, dit Mrs. Serrocold.

— Naturellement. Je suis parti tout à fait à l’improviste.

— Je suis désolée que Lewis soit absent. Combien de temps pouvez-vous rester ?

— J’avais l’intention de repartir demain. Quand votre mari doit-il rentrer ?

— Demain. Dans l’après-midi ou dans la soirée.

— Je vais donc être obligé de passer deux nuits à Stonygates.

— Si seulement vous nous aviez prévenus…

— Ma petite Carrie-Louise, je me suis décidé au dernier moment…

— Vous allez rester pour voir Lewis ?

— Oui. Il est indispensable que je le voie.

Miss Bellever dit à Miss Marple :

— Mr. Gulbrandsen et Mr. Serrocold sont l’un et l’autre administrateurs de l’Institution. Les autres administrateurs sont l’évêque de Cromer et Mr. Gilfoy.

Il y avait tout lieu de croire que c’était pour une question relative à l’institution que Christian Gulbrandsen venait à Stonygates. Miss Bellever et les autres en semblaient persuadés et, pourtant, Miss Marple avait des doutes.

À plusieurs reprises, lorsqu’elle ne pouvait pas s’en apercevoir, le vieux monsieur avait posé sur Carrie-Louise un regard attentif et perplexe qui intriguait l’amie vigilante de Mrs. Serrocold. Puis, ce regard, passant aux autres, leur avait fait, sans en avoir l’air, subir un examen critique plutôt étrange.

Après le thé, Miss Marple se retira discrètement et alla s’installer, avec son tricot, dans un des fauteuils de la bibliothèque. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Christian Gulbrandsen entra et vint s’asseoir à côté d’elle !

— Vous êtes, je crois, une très ancienne amie de notre chère Carrie-Louise ? demanda-t-il.

— Nous avons été au couvent ensemble en Italie. Il y a de ça bien des années, Mr. Gulbrandsen.

— Vraiment ? Et vous avez beaucoup d’affection pour elle ?

— Oui, beaucoup, dit Miss Marple avec chaleur.

— Je crois que tout le monde l’aime. Oui, j’en suis convaincu. Et c’est naturel, car c’est une femme adorable et charmante. Depuis son mariage avec mon père, nous l’avons toujours tendrement aimée, mes frères et moi. Elle a été pour nous comme une sœur très chère et, pour mon père, une épouse parfaite. Elle avait complètement adopté ses idées et n’a jamais cessé de faire passer le bien des autres avant tout.

— C’est une idéaliste, dit Miss Marple. Elle l’a toujours été.

— Une idéaliste ? Oui. Oui. C’est ça. Et, par conséquent, il peut se faire qu’elle ne se rende pas exactement compte du mal qui existe dans le monde.

Le visage de Gulbrandsen était grave, Miss Marple le considéra avec étonnement.

— Et sa santé ? reprit-il. Parlez-moi de sa santé.

Ce fut une nouvelle surprise pour Miss Marple.

— Elle me paraît bonne… à part les rhumatismes… ou l’arthritisme.

— Des rhumatismes ? Ah ! oui. Et son cœur ? Son cœur est-il solide ?

— Oui. Autant que je puisse le savoir, répondit Miss Marple, de plus en plus étonnée. Mais je ne l’ai retrouvée qu’hier après être restée de longues années sans la voir. Si vous voulez des précisions sur son état de santé, vous feriez mieux d’en parler à quelqu’un de la maison, à Miss Bellever, par exemple.

— À Miss Bellever… Oui. À Miss Bellever ou à Mildred.

— Ou à Mildred, en effet.

Miss Marple était un peu embarrassée. Christian la regardait fixement.

— Il n’y a pas une très grande sympathie entre la mère et la fille, à votre avis ?

— Non. Je ne le crois pas.

— Moi non plus. C’est dommage… sa seule enfant. Enfin, c’est comme ça. Mais vous croyez que Miss Bellever lui est véritablement attachée ?

— Je le crois.

Christian fronça les sourcils. C’est plus à lui-même qu’à Miss Marple qu’il parut s’adresser en disant :

— Il y a cette petite Gina… Elle est bien jeune. Je ne sais que faire.

Il se tut, puis reprit très simplement :

— Il est parfois bien difficile de savoir comment agir pour le mieux. Je souhaite y réussir. Je désire, particulièrement éviter à Carrie-Louise, cette femme qui m’est si chère, toute souffrance et tout chagrin. Mais ce n’est pas facile… pas facile du tout.

À ce moment, Mrs. Trete entra.

— Ah ! te voilà, Christian. Nous nous demandions où tu étais passé. Le docteur Maverick voudrait savoir si tu n’as rien à examiner avec lui.

— Maverick ? C’est ce jeune docteur qui est arrivé récemment ? Non, non. J’attendrai le retour de Lewis.

— Il est dans le cabinet de travail de Lewis. Dois-je le prévenir ?

— Non. Je vais lui dire un mot. Gulbrandsen sortit vivement. Mildred Strete le suivit d’un regard ahuri puis se tourna vers Miss Marple.

— Je me demande ce qui va de travers. Christian n’est pas comme d’habitude. Vous a-t-il dit quelque chose ?

— Il s’est seulement enquis de la santé de votre mère.

— De sa santé ? Pourquoi diable vous a-t-il parlé de ça ?

Le ton de Mildred était aigre et une rougeur peu seyante s’était répandue sur sa grosse figure.

— Je n’en sais vraiment rien.

— La santé de ma mère est parfaite, surprenante même pour une femme de son âge… Bien meilleure que la mienne, en tout cas.

Elle se tut un instant avant d’ajouter :

— J’espère que vous le lui avez dit.

— Je ne pouvais vraiment rien lui répondre. Il me demandait quel était l’état de son cœur…

— De son cœur ?

— Oui.

— Mais mère n’a rien au cœur, absolument rien.

— Je suis ravie de vous l’entendre dire, ma chère amie.

— Qu’est-ce qui a bien pu mettre ces idées extraordinaires dans la tête de Christian ?

— Je n’en sais rien, dit Miss Marple.

Le jour suivant parut s’écouler sans incident, mais Miss Marple eut l’impression que l’atmosphère s’était tendue. Christian Gulbrandsen passa la matinée à visiter l’institution avec le docteur Maverick et à examiner avec lui les résultats des mesures qu’on y appliquait. Au début de l’après-midi, Gina l’emmena faire une promenade en auto et Miss Marple remarqua qu’au retour il avait décidé Miss Bellever à venir lui montrer quelque chose dans le jardin.

Miss Marple pouvait se dire qu’elle se laissait emporter par son imagination. Le seul incident troublant de la journée se produisit vers 4 heures. Elle avait plié son tricot et était partie dans le jardin faire un petit tour avant le thé. En contournant un buisson de rhododendrons, elle se trouva nez à nez avec Edgard Lawson qui arpentait l’allée avec agitation. Il parlait tout seul et faillit la faire tomber.

— Je vous demande pardon, dit-il précipitamment, et elle fut frappée par son regard étrange et fixe.

— Vous ne vous sentez pas bien, Mr. Lawson ?

— Bien ? Comment pourrais-je me sentir bien ? J’ai reçu un coup… Un coup terrible.

— Un coup ? Mais comment cela ?

Le jeune homme jeta autour de lui un coup d’œil si inquiet que Miss Marple éprouva un certain malaise. Il la regarda, perplexe.

— Est-ce que je vous le dis ?… Je me le demande… Oui, je me le demande… on m’a tant espionné…

Miss Marple n’hésita pas. Elle le prit résolument par le bras en disant :

— Venez dans cette allée. Vous pouvez voir qu’il n’y a là ni arbres ni buissons. Personne ne nous entendra.

— Oui. Vous avez raison.

Il poussa un profond soupir, baissa la tête et c’est presque en chuchotant qu’il dit :

— J’ai fait une découverte… Une découverte affreuse.

— Quelle genre de découverte ?

Le jeune homme se mit à trembler des pieds à la tête, il pleurait presque.

— Avoir eu confiance… avoir cru en quelqu’un !… Et c’étaient des mensonges ! Rien que des mensonges ! Des mensonges inventés pour m’empêcher de découvrir la vérité. Je ne peux pas supporter cette idée. C’est trop de méchanceté. Voyez-vous, cet homme… Je n’avais confiance qu’en lui… Et, maintenant, je m’aperçois que, depuis longtemps, c’est lui qui était à la base de tout ! C’était lui l’ennemi, lui qui me faisait suivre et espionner ! Mais il ne s’en tirera pas comme ça. Je parlerai. Je lui dirai que je suis au courant de ses machinations.

— De qui s’agit-il ? demanda Miss Marple.

Edgar Lawson se redressa de toute sa taille. Il aurait pu paraître digne et même émouvant, mais il n’était que ridicule.

— Je parle de mon père.

— Lord Montgomery ou Mr. Winston Churchill ?

Edgar Lawson lui jeta un regard dédaigneux.

— Ils m’ont fait croire ça pour m’empêcher de deviner la vérité. Mais, je sais maintenant. J’ai un ami, un vrai : un ami qui ne me trompe pas. Il m’a fait comprendre à quel point j’ai été bafoué. Mon père sera bien forcé de compter avec moi. Je lui montrerai que je sais la vérité. Je lui jetterai ses mensonges à la face ! Nous verrons bien ce qu’il aura à répondre !

Soudain, Edgar partit à toutes jambes et disparut dans le parc.

Miss Marple reprit lentement le chemin de la maison. Une expression grave s’était répandue sur ses traits. « Nous sommes tous un peu fous, chère mademoiselle », avait déclaré le docteur Maverick.

Il lui semblait que, dans le cas d’Edgar, cette affirmation ne suffisait pas.

 

***

 

Lewis Serrocold rentra à 6 h 30.

Il arrêta sa voiture près de la grille et vint à pied jusqu’à la maison en traversant le parc. Par la fenêtre de sa chambre, Miss Marple vit Christian Gulbrandsen aller à sa rencontre, et les deux hommes, après s’être serré la main, se mirent à marcher de long en large sur la terrasse.

Miss Marple avait eu soin d’apporter à Stonygates ses jumelles pour observer les oiseaux. Elle alla les chercher… Il lui semblait voir un vol de tarins autour d’un bouquet d’arbres qu’elle apercevait dans le lointain.

Comme elle ajustait ses jumelles, des détails plus proches entrèrent dans son champ visuel. Les deux hommes, tout d’abord. Elle remarqua qu’ils paraissaient fort émus l’un et l’autre. En se penchant un peu, elle perçut les bribes de leur conversation. Mais, si l’un d’entre eux avait levé la tête, il lui aurait paru évident que l’attention de cette observatrice passionnée des oiseaux était fixée sur un point sans aucun rapport avec eux.

— … Comment épargner à Carrie-Louise cette révélation… ! disait Gulbrandsen.

Lorsqu’ils repassèrent sous la fenêtre, c’était Serrocold qui parlait :

— … Si on arrive à le lui laisser ignorer. Je suis d’avis que c’est à elle qu’il faut penser avant tout.

D’autres lambeaux de phrases parvinrent encore à l’oreille de l’écouteuse : « … Très sérieux… », « … injustifié… », « … une trop grosse responsabilité à prendre… », « nous devrions peut-être demander un autre avis… »

Finalement, elle entendit Christian Gulbrandsen déclarer :

— Il commence à faire frais. Rentrons.

Miss Marple quitta la fenêtre, fort perplexe. Ce qu’elle venait d’entendre était trop fragmentaire pour lui permettre de reconstituer un tout ; mais cela justifiait l’appréhension vague qu’elle sentait croître en elle et dont Ruth Van Aydock lui avait parlé pour l’avoir nettement éprouvée elle-même.

Quelle que fût la menace qui planait sur Stonygates, c’était bien Carrie-Louise qu’elle visait directement.

Une certaine contrainte pesa ce soir-là sur le dîner. Gulbrandsen, comme Lewis, était perdu dans ses pensées. Walter Hudd faisait plus que jamais la tête et, pour une fois, Gina et Stephen semblaient n’avoir pas grand-chose à se dire ou à dire aux autres convives. C’est le docteur Maverick qui entretint presque uniquement la conversation en soutenant une interminable discussion technique avec H. Baumgarten.

On passa dans le hall après le repas et Gulbrandsen s’excusa presque aussitôt de ne pas rester en expliquant qu’il avait une lettre importante à écrire.

— Avez-vous tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? demanda Carrie-Louise.

— Oui, oui, absolument tout. Il ne me manquait qu’une machine à écrire et on me l’a apportée tout de suite. Miss Bellever s’est montrée attentive et prévenante autant qu’on peut l’être.

Il quitta le hall par la porte de gauche. Cette porte ouvrait sur un petit vestibule d’où partait l’escalier principal. Ce vestibule se prolongeait par un corridor aboutissant à un appartement composé d’une chambre et d’une salle de bain.

— Alors, Gina, on ne va pas au théâtre, ce soir ? demanda Carrie-Louise lorsque Christian fut sorti.

La jeune femme secoua la tête et alla s’asseoir près de la fenêtre qui donnait sur la cour d’arrivée et sur l’avenue.

Stephen, après lui avoir jeté un coup d’œil, se dirigea vers le piano à queue. Il s’assit et se mit à jouer, en sourdine, un petit air bizarre et mélancolique. Les deux thérapeutes et le docteur Maverick prirent congé et se retirèrent. Walter tourna l’interrupteur d’une lampe de bureau, un craquement immédiat se produisit et presque toutes les lumières du hall s’éteignirent. Walter se mit à grogner.

— Ce sacré interrupteur est encore détraqué ! Je vais changer le plomb.

En le voyant s’éloigner, Carrie-Louise murmura :

— Wally est tellement adroit pour tous ces appareils électriques ! Vous vous rappelez comme il a bien réparé le grille-pain ?

— C’est tout ce qu’il est capable de faire, déclara Mildred Strete ; et elle ajouta : Mère, avez-vous pris votre fortifiant ?

Miss Bellever parut contrariée.

— J’avoue que je n’y pensais plus du tout, dit-elle.

Elle se précipita dans la salle à manger et en rapporta presque aussitôt un petit verre contenant un liquide rose. Carrie-Louise sourit et tendit docilement la main.

— Cette abominable drogue ! On ne me laissera donc jamais l’oublier ! dit-elle en faisant la grimace.

Mais Lewis intervint de façon assez inattendue :

— Tu ne devrais pas la prendre ce soir, ma chérie. Je ne suis pas sûr du tout qu’elle te réussisse.

Avec ce calme et cette autorité qu’on sentait toujours en lui, il prit le verre des mains de Miss Bellever et le posa sur un grand bahut gallois en chêne sculpté.

Miss Bellever se récria :

— Vraiment, Mr. Serrocold, je ne suis pas d’accord avec vous, cette fois-ci ! Mrs. Serrocold va beaucoup mieux depuis…

Elle s’interrompit et se retourna, l’air mécontent.

La porte d’entrée venait de s’ouvrir si violemment qu’elle alla heurter le chambranle avec fracas. C’était Edgar Lawson qui arrivait dans le hall presque obscur, avec l’allure de la grande vedette faisant son entrée triomphale sur la scène.

Il alla se planter au milieu du parquet et prit une attitude dramatique. C’était un peu ridicule… pas tout à fait pourtant.

Il déclama sur un ton théâtral :

— Je vous ai donc découvert, ô mon ennemi ! C’est à Lewis Serrocold qu’il s’adressait.

Celui-ci eut l’air légèrement surpris.

— Mais Edgar, qu’est-ce qui se passe, mon ami ?

— Inutile ! Vous ne pouvez pas me tromper. Vous êtes démasqué ! Vous m’avez menti. Vous m’avez espionné. Vous vous êtes ligué avec mes ennemis contre moi…

— Allons, allons, mon cher enfant, du calme. Vous allez me raconter tout cela tranquillement dans mon cabinet.

Lewis le prit par le bras, lui fit traverser le hall et ils sortirent tous deux par la porte de droite. Serrocold la referma derrière lui. À peine l’avait-il fait qu’on entendit le bruit net de la clef qui tournait dans la serrure.

Miss Bellever échangea un regard avec Miss Marple. Elles avaient la même idée : ce n’était pas Mr. Serrocold qui l’avait tournée.

— À mon avis, dit âprement Miss Bellever, ce jeune homme est en train de devenir fou. C’est très dangereux.

— Il avait dans sa poche quelque chose qu’il n’arrêtait pas de tâter, dit Gina.

Stephen s’arrêta de jouer et déclara :

— Dans un film, ce serait certainement un revolver. Miss Marple s’éclaircit la voix et dit, comme en s’excusant :

— Mais, vous savez… c’était bien un revolver.

À travers la porte close du cabinet de travail de Lewis, on avait d’abord entendu les voix, ensuite les paroles étaient devenues intelligibles, puis soudain, Edgar s’était mis à vociférer, tandis que Lewis continuait à parler sur un ton calme et raisonnable.

— Mensonges !… Mensonges !… Tout ça, ce sont des mensonges ! Vous êtes mon père, je suis votre fils ! Vous m’avez dépouillé. C’est à moi que cette maison devrait appartenir. Vous me haïssez ! Vous ne pensez qu’à vous débarrasser de moi !

On entendit le murmure apaisant de Lewis, puis, de nouveau, la voix du fou, dont le ton montait de plus en plus… Edgar hurlait des épithètes ordurières et ne se maîtrisait évidemment plus. On percevait çà et là, quelques mots prononcés par Lewis.

— … Du calme… Calmez-vous… Vous savez que rien de tout cela n’est exact.

Mais, loin d’apaiser le jeune homme, ces mots ne faisaient que l’exaspérer davantage.

Dans le hall, tous s’étaient tus et écoutaient, incapables de faire un mouvement, ce qui se passait derrière cette porte fermée.

— Je vous forcerai à m’écouter ! glapissait Edgar. Je vous le ferai perdre, cet air d’arrogance que je vois sur votre figure ! J’aurai ma revanche, c’est moi qui vous le dis. Vous me paierez tout ce que vous m’avez fait souffrir !

La voix de Lewis s’éleva tout à coup, cassante et sèche. Elle avait perdu son impassibilité habituelle.

— Posez ce revolver !

— Edgar va tuer Lewis ! cria Gina. On ne peut donc rien faire ? Appeler la police ? N’importe quoi ?

Carrie-Louise, que cette scène ne semblait pas troubler, dit avec douceur :

— Ne t’inquiète pas, Gina. Edgar adore Lewis. Il se joue un drame à lui-même. C’est tout.

À travers la porte, le rire d’Edgar retentit, et Miss Marple dut bien admettre que c’était le rire d’un dément.

— Oui, j’ai un revolver… et il est chargé ! Pas un mot ! Pas un geste ! Écoutez-moi jusqu’au bout. C’est vous qui avez ourdi ce complot contre moi et, maintenant, vous allez me le payer !

Il continua ainsi pendant quelques instants, comme un fou, d’une voix suraiguë.

Soudain, une détonation les fit sursauter. On aurait dit un coup de feu, mais Carrie-Louise déclara :

— Ce n’est rien… c’est dehors… dans le parc, je ne sais où.

Derrière la porte, Edgar divaguait toujours.

— Vous êtes assis là, à me regarder… à me regarder en faisant comme si ça vous était égal… Pourquoi ne vous mettez-vous pas à genoux pour me demander grâce ? Je vais tirer, je vous préviens. Je vais vous tuer ! Je suis votre fils, le fils méprisé que vous n’avez pas voulu reconnaître ! Vous voudriez que je sois caché… bien loin. Mort peut-être ? Vous m’avez fait suivre par vos espions, pourchasser par eux. Vous avez comploté contre moi… Vous, mon père !… Je ne suis qu’un bâtard, n’est-ce pas ? Rien qu’un bâtard ! Vous m’avez abreuvé de mensonges. Vous faisiez semblant d’être bon pour moi, et pendant ce temps… pendant ce temps… Vous n’êtes pas digne de vivre ! Je ne vous laisserai pas vivre…

Un flot d’obscénités suivit cette tirade.

Miss Bellever sortit brusquement de son impassibilité et bondit jusqu’à la porte. Elle se mit à frapper à grands coups de poing sur le panneau, mais la porte était massive et, voyant qu’il était impossible de l’ébranler, elle fit demi-tour et quitta le hall précipitamment.

Edgar, après s’être interrompu, pour reprendre haleine sans doute, s’était remis à vociférer :

— Tu vas mourir ! hurlait-il. Tu vas mourir maintenant ! Tiens, démon ! Attrape ça… et ça !

Deux détonations retentirent coup sur coup, non pas dans le parc cette fois, mais bien nettement derrière la porte fermée.

Quelqu’un, et Miss Marple eut l’impression que c’était Mildred, s’écria :

— Ô mon Dieu ! Qu’allons-nous faire ?

Dans le cabinet de Lewis, le bruit sourd d’une chute fut bientôt suivi d’un autre bruit, plus horrible encore que tout ce qu’on avait entendu jusque-là : celui d’un long et douloureux sanglot.

Quelqu’un passa devant Miss Marple et se mit à secouer la porte : c’était Stephen Restarick.

— Ouvrez ! cria-t-il. Ouvrez !

Miss Bellever revint dans le hall. Elle était hors d’haleine et tenait un gros trousseau de clefs.

— Essayez d’ouvrir avec ça… dit-elle.

Au même instant, les lampes se rallumèrent et le hall, sortant du clair-obscur où il était plongé, reprit son aspect réel. Derrière la porte du bureau, les sanglots fous, désespérés, semblaient ne jamais devoir finir.

Walter Hudd, qui revenait dans le hall sans se presser, s’arrêta net :

— Et alors ? dit-il. Qu’est-ce qui se passe ici ?

Mildred répondit en pleurant :

— Ce misérable a tué Mr. Serrocold !

— Oh ! Je t’en prie, Mildred !

C’était Carrie-Louise qui parlait. Elle se leva, s’approcha de la porte du cabinet de travail et écarta gentiment Stephen.

— Laissez-moi lui parler, dit-elle. Puis elle appela tout doucement :

— Edgar… Edgar… Ouvrez-moi, voulez-vous ?

On entendit la clef s’enfoncer et tourner dans la serrure.

Quelqu’un ouvrit lentement la porte. Ce n’était pas Edgar, mais Lewis Serrocold. Il respirait bruyamment, comme s’il avait couru. Rien, à part cela, ne trahissait en lui la moindre émotion.

— Tout va bien, ma chérie, dit-il. Tout va parfaitement bien.

— Nous vous croyions mort, dit Miss Bellever d’un ton bourru.

Lewis Serrocold fronça les sourcils.

— Mais non, je ne suis pas mort, dit-il avec une nuance d’âpreté dans la voix.

Dans le cabinet de travail, on voyait Edgar Lawson écroulé près du bureau. Il haletait et sanglotait tout à la fois. Son revolver était tombé sur le parquet à côté de lui.

— Mais nous avons entendu tirer, dit Mildred.

— Eh bien ! oui. Il a tiré deux fois.

— Et il vous a manqué ?

— Naturellement, il m’a manqué, dit Lewis avec humeur.

Miss Marple avait l’impression que ce n’était pas si naturel que ça. Les coups avaient dû être tirés à bout portant.

— Où est Maverick ? demanda Serrocold, visiblement irrité. C’est de Maverick que nous avons besoin.

— Je vais le chercher, dit Miss Bellever. Est-ce que j’appelle aussi la police ?

— La police ? Certainement pas !

— Mais bien sûr que si ! s’écria Mildred Strete. Il faut appeler la police. Cet homme est dangereux !

— Quelle sottise ! Regardez-le ! Regardez-le ! Pauvre gars ! Est-ce qu’il a l’air dangereux ?

Edgar n’avait, certes, pas l’air dangereux à ce moment-là. Jeune et pitoyable, il n’était qu’un peu écœurant.

— Jamais je n’ai voulu faire une chose pareille ! gémissait-il. (Et il n’y avait plus dans sa voix la moindre affectation.) Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai dû perdre la tête pour dire toutes ces horreurs ! Pardon, Mr. Serrocold ! Je n’ai jamais eu l’intention…

Lewis lui tapota l’épaule.

— Ça va, mon pauvre garçon. Il n’y a rien de cassé.

— Mais j’aurais pu vous tuer…

Walter Hudd traversa la pièce et alla examiner le mur derrière la table.

— Les balles sont entrées là, dit-il.

Il regarda comment étaient placés le bureau et le fauteuil, puis ajouta :

— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup ! Soudain, il aperçut le revolver sur le parquet.

— Où diable avez-vous pris ce revolver ? demanda-t-il.

— Un revolver ?

Edgar considéra l’arme avec des yeux hagards.

— Ça m’a tout l’air d’être le mien, dit Walter en ramassant le revolver. C’est bien ça ! Sacré nom ! Espèce de vermine ! Vous êtes allé le chercher dans ma chambre !

Lewis Serrocold s’interposa entre le lamentable Edgar et cet Américain à l’aspect menaçant.

— Nous aurons tout le temps d’éclaircir ça plus tard, dit-il. Ah ! voici Maverick… Examinons-le, je vous prie, docteur.

Maverick s’approcha d’Edgar avec l’expression satisfaite du spécialiste devant un cas intéressant.

— Ça suffit, Edgar ! dit-il avec autorité. Ça suffit, n’est-ce pas ?

— C’est un fou dangereux, s’écria Mildred sur un ton acerbe ; il n’y a qu’un instant, il tirait des coups de revolver et proférait des insanités. Il a failli tuer mon beau-père.

Edgar poussa un gémissement et Maverick jeta à Mildred un regard chargé de reproches.

— Faites attention, Mrs. Trete. Suivez-moi, Edgar. Le lit, un calmant, et nous reparlerons de tout ça demain matin.

Edgar se releva encore tout tremblant. Il enveloppa d’un regard incertain le jeune médecin et Mildred. Mais au même moment, Miss Bellever entra bruyamment dans le hall, les lèvres serrées, la figure congestionnée.

— Je viens de téléphoner, déclara-t-elle d’un air sombre. La police sera ici dans quelques instants.

Edgar gémit de nouveau.

— Oh ! Jolly ! dit Carrie-Louise d’un ton navré.

Quant à Lewis Serrocold, il était furieux.

— Jolly, je vous avais dit que je ne voulais pas qu’on appelle la police. Il s’agit d’un cas pathologique.

— C’est possible, mais j’ai mon opinion, moi aussi, répondit Miss Bellever. En tout cas, mon devoir était d’appeler la police. Mr. Gulbrandsen est mort. On l’a tué d’un coup de revolver.